Shmuel TRIGANO : la crise israélienne et l’avènement de la dictature judiciaire

La crise israélienne

Par Shmuel Trigano – 1 mars 2023

C’est un phénomène étrange qui se produit en Israël, dont les caractéristiques ne sont pas d’ordre « rationnel ».

Le discours excessif de la gauche et du centre gauche, au sortir de leur défaite électorale, ne résiste pas en effet à l’analyse rationnelle de la Loi contestée comme de l’état des lieux objectif. La thématique du fascisme, de la dictature, de la révolte, de la désobéissance civile , s’il n’était pas porté par des leaders supposés « sérieux » – principalement un quarteron de généraux à la retraite – ne serait pas pris en compte tant il est abusif et dénué de consistance. Il reste une inconnue à ce propos: ces hauts gradés à la retraite sont-ils les leaders de la manifestation, ses porte-paroles responsables, ou des opportunistes qui cherchent à monter sur le train en route ? ils semble même qu’il n’y ait pas de leaders !

On peut aussi se demander si le projet de loi a vraiment été lu et compris par la majeure partie de la foule que ces généraux ont plongée dans la panique. Il faut signaler à ce propos combien les médias et les journalistes ont joué les donneurs d’ordre de la manifestation et produit un narratif qui a accrédité le discours des généraux. Le langage, lui-même a été  manipulé. L’expression de « Réforme judiciaire » a été déclinée dans le discours des médias  sous la forme de « révolution judiciaire », « coup d’Etat de régime/ hafikha mishtarit», soit un « coup d’Etat renversant le régime démocratique »…

Ce n’est peut-être pas tant la réforme judiciaire qui est en jeu mais autre chose, inavouable et qui s’enracine dans les tréfonds de la société israélienne. La haine de Natanyahou et la jalousie jouent certainement pour ce qui est des élites. Il n’échappera en effet à personne que les leaders de la foule ou bien n’ont pas été élus ou bien ne sont pas considérés comme représentatifs de secteurs d’opinion importants.

La cassure entre la minorité électorale (la manifestation) et la masse de la population qui a voté pour la droite éclate au grand jour avec le slogan « Démocratie », que scandent ceux qui n’acceptent pas le résultat des élections démocratiques. J’y constate l’expression morphologique d’une faille entre la minorité qui essaie de s’approprier l’essence (à défaut du corps) de la démocratie et une majorité que l’élection démocratique a portée au pouvoir.  Le slogan de la manifestation témoigne ainsi a contrario que c’est elle qui n’est pas démocrate.

Par ailleurs un élément resté inexpliqué nous met sur une piste : la référence massive faite durant cette crise à la question « ethnique » (une des failles qui divisent Israël, la condition de la population juive d’origine sépharade. Cette référence occupe une place majeure quoique périphérique dans la controverse actuelle, confirmée par les discours et les sondages. Par ricochet, elle soulève la perspective d’une élite qui s’opposerait au résultat d’une élection qui la chasserait de sa position éminente au profit des sépharades, connus pour voter Likoud. Les événements opposeraient la masse du peuple qui a voté à droite à l’élite plutôt que « le peuple démocratique » à la populace, d’essence fasciste comme veulent le faire croire les leaders de la manifestation. Que la manifestation soir celle des élites et des nantis se vérifie avec l’adhésion de la plupart des corps de métier à la manifestation, et notamment du secteur High Tech, des banques et de la fuite des capitaux à l’étranger.

Il faut rappeler les éléments de base d’une telle situation. La population sépharade (encore prédominante), immigrée dans les années 1950 n’a jamais été intégrée dans l’establishment qui était, depuis la fondation de l’Etat, travailliste, socialiste, kibboutzique. Une expression exprime a contrario cet état de faits, celle de « Edot hamizrakh/ ethnies de l’Orient » (étant bien entendu qu’il n’y a jamais eu d’ethnies de l’Occident »). Cette dénomination indique bien que cette population n’a pas été intégrée dans la « nation israélienne », jugée d’un rang inférieur en matière de socialité et de conscience politique. La « nation » est à un échelon supérieur par rapport à l’éthnie, non moderne et à la réalité politique primaire.Les années 1970 virent la crise exposée au grand jour avec le mouvement des panthères noires. Un partage se fit entre l’élite et la « populace » qui vota naturellement pour la droite qui, elle-même, avec le mouvement révisionniste, était exclue elle aussi de la bonne compagnie du cercle du pouvoir, voire identifiée ici aussi au « fascisme ».

Jusqu’à l’élection triomphale de Menahem Begin par cette population. Si la droite et les sépharades entrèrent en masse à la Knesset, le. Pouvoir « socialiste » (ethniquement marqué ashkénaze donc)) resta entre les mains de la gauche qui conserva ses positions de pouvoir anciennes, identifiées avec tous les signes du pouvoir : intellectuel, politique, académique, les sépharades se voyant rejetés dans le populaire, l’obscurantisme, la religiosité, le monde arabe non démocratique (quoique la figure arabe soit souvent préférée aux sépharades dans ce cercle), etc. Ces stéréotypes sont toujours à l’œuvre. C’est le député Likoud Amsallem qui incarne jusqu’à la caricature la figure sépharade durant cette période : fort en gueule à la Knesset, fan des montres de grand luxe (la chaine 13 lui consacra une émission à ce propos pour détruire son image), qualifié dans la controverse de « babouin » et autres sobriquets. A la télévision les électeurs du Likoud sont toujours présentés en train de manger, dans un marché, en masse et dans un milieu populaire. Ayant fondé le parti religieux Shas, les sépharades sont identifiés à l’ultra orthodoxie ashkénaze. Bref, tout ce que rejette l’élite ashkénaze distinguée qui a trouvé réfugie à la Cour suprême depuis la Réforme du juge Barak, et dans le cercle du pouvoir journalistique, judiciaire (auquel il faudrait rajouter la police).

Le face à face oppose le pôle élitiste (Cours suprême, information médiatique, police, universités, scènes représentatives, ashkénaze, « de gauche ») et le pôle populaire (Knesset,). A la Cour Suprême, on dénombre 15 juges « ashkénazes » versus un seul juge « sépharade » celui qui a voté, à l’encontre de tous les autres, contre l’empêchement d’Arye Dery d’accéder au poste de ministre, un empêchement fondé sur une base juridique nulle et non avenue et qui s’en prend au choix des 450 000 sépharades qui ont voté pour lui.

Ce qui est en question dans cette crise, ce n’est donc pas la Réforme judiciaire en tant que telle, si ce n’est qu’elle ébranle le pouvoir de l’élite dominante qui a réussi à imposer son point de vue à la Knesset en permettant à la Cour suprême d’annuler les décisions de la Knesset, et donc d’opposer une loi « transcendante » (du haut du ciel des juges) à une loi votée à la majorité de la Knesset, du Parlement. La figure d’un Parlement dépendant de la Cour suprême, montre en dernier recours que la crise institutionnelle recouvre une crise opposant les élites au peuple, deux populations réduites dans l’idéologie à l’ethnicité, alors que leur distinction porte une connotation spirituelle et halakhique très profonde dans la perspective du judaisme. Plus largement ce qui est en jeu dans la crise, c’est l’identité juive et universelle (ahkénaze et sépharade) de l’Etat, la légitimité à exister de l’Etat d’Israël, comme Etat juif, e sur la foi de sa propre souveraineté historique et non de la reconnaissance des autres (ce que nous avons vu par défaut dans l’appel au secours des organisateurs de la manifestation à des référents étrangers,  américains et européens, quitte à punir leur propre pays.

Post scriptum : une nouvelle explication révolutionnaire de la crise

La Revue Juive américaine Tablet vient de publier un article de Lee Smith, auteur du livre The Permanent Coup: How Enemies Foreign and Domestic Targeted the American President(2020), qui développe l’idée que la révolte contre la réforme judiciaire est inspirée et soutenue par le gouvernement américain. Cela donnerait une autre explication du décalage que nous avons constaté dans le phénomène social lui-même.

Voir :

Tablet March 3/2023

Tablet Magazine digest@tabletmag.com

https://tabletmag.us1.list-manage.com/track/click?u=10ba00461a63ee91d9ba58b70&id=3cfa642e74&e=8fd71dc3e5Shmuel TriganoProfesseur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l’Université populaire du judaïsme et de la revue d’études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L’Odyssée de l’Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.

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La Cour suprême contre l’Etat juif : Pourquoi la question de la réforme judiciaire est-elle cruciale aujourd’hui

Par Pierre Lurcat – 1 mars 2023

Un bref commentaire de Rachi sur la parashat Mishpatim que nous avons lue ce shabbat permet sans doute de répondre à la question cruciale qui oppose aujourd’hui partisans et adversaires de la réforme judiciaire en Israël. Cette dernière ne porte pas en effet, comme un examen trop rapide pourrait le faire croire, sur des problèmes techniques et juridiques au sens étroit, mais sur une problématique essentielle, qui est au cœur du Kulturkampf israélien depuis 1948 et encore avant même.

« Et voici les statuts que tu placeras devant eux… » Le « vav » par lequel commence la parashat Mishpatim renferme un des problèmes les plus brûlants qui divise la société israélienne aujourd’hui : celui du fondement du droit et par là même, du caractère – juif ou occidental – du système juridique israélien. Commentant ces mots qui introduisent la parashat Mishpatim, Rachi explique en effet que ce vav implique un ajout à ce qui précède, ce dont il déduit que le droit civil, tout comme les Dix Commandements lus précédemment, a été proclamé au Sinaï. « Et pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l’autel ? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du Sanctuaire… »

Ce qui veut dire, en d’autres termes, que le droit positif est d’origine transcendante, tout comme la morale, et que la Cour suprême d’Israël devrait siéger près du Temple reconstruit. Programme révolutionnaire ! Pour que l’Etat d’Israël devienne un Etat conforme à la vision des pères fondateurs du sionisme et aux prophéties, il faut donc qu’il abandonne définitivement le clivage occidental entre droit et justice, entre Tsedek et Mishpat, entre la justice idéale et la loi souvent inique. Le message fondamental du droit hébraïque, comme l’explique Rachi dans son commentaire lapidaire, est que la justice ne doit jamais perdre de vue son origine transcendante et sa vocation à dire ce qui est juste, et non pas seulement ce qui est « légal ». C’est précisément, selon le rav Avraham Weingort, ce qui fait toute l’originalité du droit hébraïque, qui est un des plus anciens systèmes juridiques au monde.

Les philosophes se sont interrogés depuis des siècles et des millénaires sur la nature du droit juste sans parvenir à une définition acceptable pour tous. Comme l’écrivait le juriste Paul Roubier, « Celui qui entreprend l’étude du droit ne peut manquer d’être frappé par la divergence énorme qui existe entre les jurisconsultes sur la définition, le fondement ou le but du droit. Sans doute, on s’applique à dire que l’objectif du droit est l’établissement d’un ordre social harmonieux et la solution des conflits entre les hommes. Mais dès qu’on dépasse cette proposition assez banale, des désaccords surgissent »[1]. Aux dires du rabbin Munk, commentant Roubier, ce « profond désaccord corrobore la thèse de la doctrine mosaïque, selon laquelle la justice et le droit ont leur fondement dans des sources transcendantes ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explication lumineuse de Rachi : « installer le Sanhédrin près du Sanctuaire », cela signifie non seulement reconnaître l’origine transcendante (divine) du droit, mais aussi ne pas accepter la séparation occidentale du droit et de la justice, en reliant le juste et le bien, le droit civil et les lois relatives aux sacrifices. Telle est la vision juive de la justice, celle que le regretté professeur Baruk définissait par la notion sui generis du Tsedek, qui n’a d’équivalent dans aucune autre civilisation. Or la situation actuelle du droit dans l’Etat d’Israël est aux antipodes d’une telle conception.

La Cour suprême contre l’Etat juif

Pour s’en convaincre, il suffit de constater combien la Cour suprême – « joyau » de la démocratie israélienne selon ses défenseurs – a méconnu le trésor juridique, culturel et spirituel que constitue le droit hébraïque. Celui-ci est en effet réduit aujourd’hui, malgré les efforts de ses promoteurs depuis plusieurs décennies, à une véritable peau de chagrin. La Cour suprême s’est employée, depuis l’époque du juge Aharon Barak, à réduire encore la compétence des tribunaux rabbiniques, qui ne portait pourtant depuis 1948 que sur les questions de statut personnel[2].

Il y a là, de la part d’Aharon Barak et de ses successeurs, une preuve de mépris pour la tradition juridique et pour la tradition juive en général, qu’ils ignorent le plus souvent. Quand on lit sous la plume du juge Aharon Barak qu’il suffirait, pour rédiger une Constitution en bonne et due forme en Israël, de « recopier la Constitution de l’Afrique du Sud »[3], on comprend l’étendue du problème. Aux yeux de Barak, comme de beaucoup d’autres parmi ceux qui occupent les premiers rangs de l’appareil judiciaire israélien aujourd’hui, toute source d’inspiration est légitime… sauf la source hébraïque.

Dans une vidéo qui a fait le « buzz » il y a quelques semaines, on voit un rabbin du mouvement Chabad mettre les téfillin et faire réciter le Shema Israël au « grand-prêtre » de la Révolution constitutionnelle, Aharon Barak. Ces images ont ému bien des Israéliens, pourtant elles révèlent l’étendue de l’ignorance du judaïsme du juge Barak, qui ne connaît même pas les mots du Shema, la prière juive la plus importante, et qui reconnaît n’avoir jamais ouvert une page de Guemara… Au-delà de l’ignorance, cela atteste d’une forme de dédain total, de celui qui a prétendu ébranler le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, et remplacer l’Etat juif par un « Etat de tous ses citoyens ».

Cet aspect, qui pourrait paraître secondaire, touche en réalité au cœur de la polémique actuelle et explique à bien des égards la virulence du débat en Israël aujourd’hui. Au-delà de la réforme judiciaire et de ses aspects techniques, juridiques et institutionnels, c’est en effet une question bien plus fondamentale encore qui est aujourd’hui au cœur du débat, de manière apparente ou cachée : celle de la nature de l’Etat d’Israël, juif ou occidental. Ce débat n’oppose pas seulement les partisans et les adversaires de la réforme et de la Cour suprême, mais à un niveau bien plus profond, les partisans d’un Etat juif ancré dans la tradition millénaire et ceux d’un « Etat de tous ses citoyens », dans lequel le judaïsme ne serait qu’une affaire privée et un ornement dénué de toute signification.

C’est la raison pour laquelle la question du droit – et à travers celui-ci, celle des normes et des valeurs – revêtent une importance si grande. Cette question qui a longtemps été occultée ou remise aux calendes revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec une violence décuplée. L’Etat d’Israël se trouve sans doute à un carrefour et vit des heures critiques pour son avenir. Mais ce qui est en jeu n’est pas – comme le prétendent les médias israéliens mainstream avec une mauvaise foi qui confine à la désinformation – son caractère démocratique, qui n’est nullement remis en question par la réforme judiciaire, mais bien son caractère juif.

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Que se passe-t-il en Israël ? Un putsch « démocratique » ?

Par Shmuel Trigano – 30 janvier 2023

Si un extra-terrestre débarquait en Israël ces jours-ci[1], il aurait bien du mal à comprendre ce qui se passe. Dans la rue, tout est calme et tranquille (si on néglige les actes de terreur palestiniens qui font partie du paysage) au point que deux grandes manifestations ont pu se dérouler sans encombre. Ce calme ambiant contraste cependant avec certains discours dans lesquels des mots définitifs sont prononcés : dictature, fascisme, peloton d’exécution, fin de la démocratie, du sang dans les rues, pogrom…La « reductio ad hittlerum[2] » de Léo Strauss, chère à la « gauche » et que nous connaissons bien en France avec la rhétorique du « progressisme» , fonctionne à plein. L’adversaire est toujours portraituré dans les traits du « fascisme ». On a pu voir ainsi dans ces manifestations le portait de Netanyahou et du ministre de la justice, Yariv Levin, en Hitler…

Une junte militaire ?

En l’occurrence, dans l’Israël d’aujourd’hui, au regard de la mémoire de la Shoah, ce n’est pas n’importe quoi, ni n’importe qui qui recourt à cette terminologie radicale qui affole une partie du public. Ceux sont en effet des personnalités considérables : des généraux, d’anciens chefs d’Etat major, une pléiade de militaires qui se bousculent au micro : Bougy Yaalon, Gady Eisencott, Benny Gans, Ehud Barak, Yair Golan, tous à la retraite cependant. Ils appellent explicitement toutes les catégories de population (y compris les lycéens, les conscrits…)  à la désobéissance civile, à la sédition  et à la rébellion contre l’Etat.

Le visiteur extra-terrestre aura du mal à refouler l’idée qu’une junte militaire s’est lancée à la conquête du pouvoir que des civils, (il n’y a aucun général dans la coalition gouvernementale, sauf au ministère de la défense) ont obtenu au terme d’élections qui se sont passées dans l’ordre et qui ont conféré un succès massif à la nouvelle coalition de droite, au point que les forces de la gauche historique ont purement et simplement été rayées de la carte des partis.

Si l’extra-terrestre poursuit un peu plus profondément sa réflexion, il aura pourtant du mal à comprendre pourquoi et comment le slogan majeur de cette levée en masse exalte « la démocratie » alors qu’elle récuse le nouveau pouvoir sorti des élections, pourtant le fondement de la démocratie. Son discours est en effet ambivalent. Le mot « démocratie» désigne, semble-t-il,  une essence  qui ne s’embarrasserait pas d’élections. C’est comme si il y avait une quintessence de la démocratie qui s’incarnerait dans une « élite éclairée, celle que le juge Barak, le gourou de la « révolution constitutionnelle» , aujourd’hui au cœur de la controverse sur la réforme juridique, définit comme la source des valeurs qui doivent inspirer le juge. En somme « le peuple » – au nom duquel la justice est rendue – ce serait elle. Comme on a pu l’entendre dans ce jugement délirant : « Ce n’est pas le peuple qui a voté, c’est la Knesset»… L’élite éclairée sait mieux que le peuple ce qu’il veut… Démocratie ?

Le coup Le Pen

En s’informant un peu plus, l’extraterrestre comprendra que l’événement auquel il assiste a été préparé de longue date, méthodiquement, étape par étape. Tout a commencé par une opération qu’on connait bien en France et qui était peut-être parvenue aux oreilles de Yair Lapid, lors d’un de ses nombreux voyages privés en France. Je veux parler de la stratégie qu’on peut définir comme « le coup Le Pen » : « votez pour moi (Mitterrand) ou vous aurez le fascisme ». Le coup Le Pen, qui, en France, a détruit l’arène politique, procède par la diabolisation d’un individu dans la finalité de fédérer contre lui tout le monde, d’attirer sur lui la haine de la foule ainsi massifiée dans la stigmatisation d’un bouc émissaire pour qu’elle vote comme un seul homme.  C’est une stratégie typique des « progressistes » dans l’ère postmoderne : plus besoin de se fonder sur des idées ! En Israël ce sont BenGvir et Smotrich qui ont joué ce rôle de l’épouvantail Le Pen, lors des dernières élections. Le parti Yesh Atid dans les derniers jours de son pouvoir avait même pris les devants: on a pu voir ainsi  le premier ministre mettre en garde certains  gouvernements  amis du danger que Ben Gvir et Smotrich représentaient pour le statu quo religieux sur le Mont du Temple au point qu’il y ait même eu des réactions internationales. BenGvir et Smotrich donc dans les pas du fascisme, du racisme, de la dictature, etc. Une atmosphère était créée qui dispensait de toute réflexion. On négligea notamment de mettre en rapport la venue de BenGvir et Smotrich avec la situation sécuritaire catastrophique que laissait derrière elle la précédente coalition qui expliquait l’attente par l’électorat d’un gouvernement fort et dissuasif…

La concertation manifeste

La deuxième étape, qui lançait l’attaque, fut la déclaration solennelle de la présidente de la Cour suprême, précédée pourtant de l’interview (l’oracle ?) de l’ancien président de la Cour le juge Barak, qui prononça un discours d’un extrémisme signalé (fascisme, fin d’Israël)… Puis ce fut les deux manifestations de masse dont on savait par les médias amis du mouvement (tous les médias) le nombre de participants avant même qu’elles ne se produisent. Une troisième se prépare pour samedi 28 janvier.

Ces interventions (du juge Barak et de la présidente de la Cour suprême), programmées l’une après l’autre, étaient manifestement concertées à la veille de la première manifestation. Elles donnaient le ton. Le mouvement de masse pouvait ainsi prétendre se fonder sur l’autorité du pouvoir judiciaire, à défaut de l’autorité de la Knesset et du gouvernement dont il conteste la légitimité sans pouvoir contester sa légalité (issue des élections). La présidente en effet a contesté de facto la Knesset et le gouvernement au nom du pouvoir judiciaire. Elle a apporté une assise supposée constitutionnelle, quoique bancale, à la manœuvre politique.

Tout au long de ce processus, les médias dominants se firent les hauts parleurs des organisateurs de la manifestation, relayant les mots d’ordre, montrant les lieux et y drainant des foules, faisant intervenir des personnalités de la société civile destinées à montrer combien est large l’assise sociétale de la manifestation, puis ce furent les corps de métier ; avocats, Hitechistes, médecins, musiciens… Puis, sur la chaine 13, c’est une agence de notation américaine qui déclara que, si la réforme judiciaire passait, elle baisserait la note d’Israël ce qui provoquerait une crise économique… Et on n’est pas au bout des surprises. Un jour après des sociétés de High Tech déclaraient qu’elles retireraient leurs fonds des banques israéliennes.  Certains activistes annoncèrent même qu’ils quitteraient Israël… La révélation que les frais d’organisation des manifestations étaient pris en charge par le New Israel Fund, une officine de gauche américaine créée par des Juifs proches d’Obama pour soutenir les activistes gauchistes israéliens, confirma le sentiment d’une brisure du Front intérieur d’un pays qui, avant tout, ne l’oublions pas, doit faire face à des menaces d’extermination.

Trois départs de feu

Très rapidement, cependant, on découvrit que le missile originel qui entrainait le pays dans une véritable guerre civile, à savoir la dénonciation par la présidente de la reforme juridique projetée par la Knesset et le gouvernement, portait en puissance une deuxième salve : la destitution du ministre Dery, étape qui, elle-même, préparait un troisième départ de feu, à savoir, une rumeur savamment divulguée à un quarteron de journalistes triés sur le volet : l’éviction juridique de Netanyahou. On a pu voir ainsi qu’un supposé « conseiller juridique de gouvernement », ni élu ni contrôlé mais coopté par une dizaine de collègues, pouvait prétendre décider qui doit être le premier ministre, en annulant le choix de 2 millions 400 000 électeurs ! Le besoin d’une réforme du pouvoir judiciaire apparût ainsi dans toute sa nudité, qui donna à voir comment dans le gouvernement des juges, se cachait une nouvelle théocratie judiciaire…

Il faut mentionner à ce niveau l’utilisation du procès comme instrument politique destiné à créer une atmosphère et à paralyser l’ennemi. Le procès de Dery a duré 7 ans (« la montagne a accouché d’un souriceau » selon le procureur Mandelblit, jugeant de sa gravité dans ces termes.).  Durant toutes ces années, tous les soirs les télespectateurs de toutes les chaines se sont vus imposer un rite télévisuel consacré à accabler Netanyahou sous les accusations les plus graves mais quand le public a vu celles-ci se décomposer au fil du temps, l’irrégularité de l’enquête de la police et du parquet est apparue au grand jour au point que le public a perdu toute confiance dans la justice, la police, les médias… C’est un immense scandale qui s’est produit , un scandale d’État, qui jette une ombre sur le système politique qui sera difficile à réparer. C’est d’ailleurs le but de la réforme judiciaire.

Le « démon ethnique »

A la vue de la configuration qu’il a commencé à percevoir, le mot « putsch » pourra venir a à la bouche de l’extraterrestre: un putsch, mais  en dentelles, le putsch des gens bien, le coup d’Etat des gens distingués, des élites, loin des électeurs du Likoud, majoritairement populaires et sépharades. L’argument de la discrimination dont ces derniers souffrent a été très central durant toute la période électorale. Il nous renseigne sur le facteur de classe de cette crise. Dans le débat public, dans certains secteurs de l’opinion, les sépharades sont effectivement objet d’ironie grinçante – qualifié de « Babouins » par exemple – voire de mépris de la part d’acteurs politiques ou culturels pour rire des électeurs forts en gueule de Netanyahou et de certains députés. Du côté sépharade, la destitution de Dery a été perçue comme une gifle assénée aux 400 000 électeurs sépharades qui avaient voté pour lui.

L’hégémonie » et le Deep State en perspect

Cet aspect de la crise ouvre sur une autre perspective. Il faut connaître un peu d’histoire pour y accéder en se rappelant qu’à ses origines l’Etat d’Israël, un Etat socialiste, était aux mains du Parti travailliste et écartait jalousement du pouvoir l’autre camp, l’ennemi de droite par excellence, les Révisionnistes, jusqu’au jour où la venue de Begin au pouvoir renversa cette situation. C’est ce que l’on a appelé le Mahapakh/ le renversement. Begin fut élu par les sépharades que les travaillistes, la plupart du temps d’origine ashkénaze, au pouvoir avaient laissés en dehors de la nation et du pouvoir (« ethnies d’Orient », le nom dont ils furent affublés en est le symbole : il n’y eut jamais bien sûr d’«ethnies d’Occident »). Si le pouvoir politique avait changé de mains, majoritaire à la Knesset, en réalité les travaillistes, l’Israël de gauche, des kibboutz, des élites conservèrent le leur dans la culture, l’économie, l’université, la justice, les sphères d’’influence etc. Il y a fort à penser que c’’est lui que désigne le juge Barak avec sa notion de « public éclairé », source des normes juridiques.

Leur vote avait porté Begin à la Knesset, au gouvernement. Mais l’alternance ne se fit pas dans les sérails élitistes…

C’est une situation qui est désignée par certains activistes sous le terme de « HaHegemonia», l’ « hégémonie » dont les membres conserveraient le pouvoir réel dans les coulisses de toutes les institutions. La Cour suprême, témoigne de cette situation par défaut. Elle a ainsi institué qu’il y ait un poste de juge suprême réservé à un « oriental », comme il en est réservés à un religieux, un Arabe, etc, pour refléter la société réelle. Une remarque est à faire à ce propos : sur un total de onze juges qui ont voté la destitution du ministre Dery (sur des bases problématiques et fragiles) un seul s’y est opposé, le juge suprême sépharade… CQFD.

Ce concept d’«hégémonie» nous conduit dans les parages d’un concept plus contemporain, celui de Deep State qui nous aide à comprendre sociologiquement la réalité de la configuration de la crise. Cette expression américaine désigne un Etat dans l’Etat, ou plus exactement la collusion entre plusieurs sphères de l’Etat afin de détenir les rennes de sa conduite, dans ses articulations les plus importantes, en l’occurrence la Cour Suprême, et plus largement la justice, la police, les media, cette collusion ayant pour finalité de coiffer la Knesset et le gouvernement par des moyens réguliers mais détournés de leur fonction légitime exacte, afin de faire passer leurs décisions politiques. Il est clair que pour le Deep State, Netanyahou a fait figure de  l’homme à abattre de la vie publique au point que l’arène politique s’est réduite à la confrontation entre « bibistes » et « antibiblistes ». Cette collusion a été très visible tout au long du procès de Netanyahou et les nombreuses élections qui se sont succédées. Sa longue législature au pouvoir devenait peut-être encombrante pour le Deep State…

Causes structurelles

La situation que nous analysons ne s’appuie pas que sur une explication idéologique mais aussi morphologique.  Le paysage décrit est comparable à une série de plaques tectoniques qui s’entrechoquent. La population israélienne est très fragmentée en communautés qui parfois ont une base géographique comme les ultraorthodoxes, les sionistes religieux, les laïques et bien sûr les Arabes, les Bédouins.. Ce sont là des données objectives. Il y a aussi, bien évidemment, des fragmentations idéologiques comme le camp de la gauche et celui de la droite, des fragmentations ethnico-culturelles, ashkénazes et sépharades, juifs et arabes, autant de segments qui recoupent d’autres segments. Il y a des fragmentations institutionnelles comme d’un côté la Cour suprême et les médias et de l’autre la Knesset et le gouvernement. Dans le domaine polémique, il y a l’opposition entre « nazis » et « démocrates ». Dans le domaine social, entre les masses et l’élite, la Loi et le peuple.

Là où il peut y avoir danger, c’est quand ces plaques tectoniques se superposent à plusieurs, et entrent en collision l’une sur l’autre. Grand peut être alors le danger que le système craque. Il ne faut pas à ce propos oublier un enseignement de l’histoire : la réalité du clivage structurel qui caractérise le peuple juif[3], dont une des expressions, la plus grave, fut la scission du Royaume de Salomon en Royaume de Juda et Royaume de Samarie. Elle fut à l’origine de la destruction en deux temps des deux royaumes, prélude à la galout.. A Dieu ne plaise !

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Démocratie ou théocratie judiciaire ?

Par Shmuel Trigano – 16 février 2023

Il y a, pour l’observateur extérieur quelque chose de frappant dans la crise israélienne : les discours abusifs des contestataires. A les entendre ils s’inscrivent tous dans une opposition quasi réaliste entre « lumières » et «  ténèbres », « les forces de l’obscurité » pour reprendre l’expression de Yair Lapid, eux incarnant bien sûr les « lumières » qui se résument dans le mot martelé à l’infini :« démocratie ».

Le fait qu’eux-mêmes contestent la loi de la majorité et de l’alternance démocratique, fondements de la démocratie, est le signe le plus sûr que ce qu’ils nomment « démocratie » tient plus à un idéal, à une utopie, qu’au régime démocratique. Ce n’est pas un phénomène nouveau : l’ère démocratique a produit nombre d’utopies et avant tout la « démocratie totalitaire », toujours « au nom du peuple ». Ce qui se produit ici, c’est ce qu’on pourrait définir comme une essentialisation de la démocratie.  Elle s’autonomise au point que la minorité puisse prétendre l’incarner indépendamment de son échec aux élections. Le discours mystificateur des artisans de « la révolte civique » doit ainsi être tenu pour un symptôme qui, s’il déforme la réalité nous renseigne sur le vécu, lui bien réel.

L’essentialisation

L’exaltation de la démocratie dans son déni est donc le produit d’une essentialisation qui ne s’embarrasse pas des conditions pratiques et qui fait de la Cour suprême une instance transcendante, une transcendance de fait pour une mouvance et un ethos qui par ailleurs manifestent leur inimitié envers les religieux… au point que certains, comme  Lapid, se demandent si ils font partie du même peuple. Le fait que le leader du Shas ait été éliminé en premier par la vindicte juridique est significatif : Dhery, religieux, sioniste, sépharade, « escroc »… Viennent ensuite les « fascistes », les « dictateurs », le « groupe de criminels qui est au gouvernement » dans les mots de Boogy Yaalon, chef d’état major à la retraite, les gens de droite en un mot.

En somme, cette mouvance se démarque de la religion existante en se recommandant d’une nouvelle religiosité, une instance supérieure, absolue, au dessus de tout pouvoir, dans un acte que l’on peut définir comme une « auto-transcendance ». Elle se traduit concrètement par le statut élevé de la Cour suprême, au dessus des deux autres pouvoirs, législatif et exécutif, comme si elle incarnait un référent sacré. Le juge au dessus de tout, donc mais d’où viendrait la loi qu’il met en œuvre ? Elle n’est pas censée descendre du Ciel puisque la religion est récusée.  Les juges auraient-ils alors la loi infuse, leur parole serait-elle la loi ? Aharon Barak estime que les juges sont « les architectes du changement social »

Cela nous rappelle la théologie chrétienne qui posait, après l’apôtre Paul, que le peuple chrétien est le corps du christ incarné, sa tête étant celle du roi. L’essentialisation de la loi là aussi est à l’œuvre, alors qu’en démocratie la loi est fabriquée par les hommes, le parlement, à la majorité des voix, une loi en fonction de laquelle le juge juge « au nom du peuple » dont les voix multiples s’expriment et se comptent à l’assemblée par l’intermédiaire des députés élus.  .

L’origine de cette conception

D’où peut venir ce dysfonctionnement ? Qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Il constitue selon moi une dérive de la gestion des droits de homme que la Cour suprême ambitionne de représenter au dessus des droits du citoyen, voire contre lui comme en témoigne en très grand nombre les causes dont elle se saisit, ou pour lesquelles elle est saisie,. Elles vont jusqu’à concerner l’action militaire de l’Etat et la stratégie qu’il met en œuvre. C’est cet interventionisme qui enfreint la règle de la séparation des pouvoirs . Comme les faits le montrent, il opte la plupart du temps à l’encontre la logique de l’Etat, de la nation : au nom des droits de l’homme.

Dans cette optique, le citoyen et la nation (dont il est constitutif) sont représentés par le Parlement, et son fonctionnement à la majorité, tandis que « l’homme » l’est par le pouvoir judiciaire. La Cour produit ainsi ce sacré en fonction duquel elle juge et corrige ou infirme les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif.

Origine de l’opposition de l’«homme » au « citoyen »
Cette analyse qui fait remonter l’origine du problème qui nous préoccupe à la question des droits de l’homme est fondée dans la réalité. La « Révolution constitutionnelle « que le juge Barak, qui fut président de la Cour Suprême, a voulu promouvoir, sans discussion publique ni accord consensuel, dans les années 1990 s’appuie essentiellement sur le concept de droits de l’homme et pas sur les droits du citoyen. Il est allé le chercher dans deux des Lois fondamentales d’Israël, la Loi sur la liberté professionnelle et a Loi sur la liberté et la dignité humaine.

Cette démarche s’inscrit cependant dans un cadre plus large. Après la deuxième guerre mondiale nous sommes sortis de l’ère de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » pour entrer dans l’ère de la « Déclaration universelle des droits de l’homme », Sans… le citoyen. Exit le citoyen et la nation en dehors de laquelle il n’y a pas de citoyenneté, désormais passée en pertes et profits de la victoire sur le fascisme[1], sur fond de la dimension « universelle », censée faire pièce aux nations singulières.

Cet « homme » n’est en fait plus le même qu’avant. Il n’a plus le vis-à-vis du citoyen, ce qui implique l’effacement de l’Etat. Il n’est plus marqué par l’universel, le sujet de droit, l’homme avec un grand H, mais il est le petit homme dans son particularisme, sa petite identité, son sexe et son choix sexuel changeant.  C’est ce que fonde dans la Déclaration le concept de « dignité humaine ». C’est ainsi que s’explique  la raison pour laquelle la théorie du genre est devenue l’axe de l’homme, des droits de l’homme-femme. La crise en Israël a ainsi commencé étonnament par le scandale provoqué par la révélation que les religieux au pouvoir interdiraient la Gay pride à Jérusalem et les visites scolaires animées par des adeptes de la doctrine du genre au point que, pour désamorcer l’affaire, Natanyahou conféra la présidence de la Knesset à un homosexuel sorti du placard et marié, Amir Ohana.

La doctrine du genre, certifiée par l’Université, est aujourd’hui à l’œuvre dans tous les parlements des démocraties et les tribunaux au point qu’on pourrait voir en elle le fondement de la nouvelle conception de « l’homme ». C’est l’homme genré qui est devenu ainsi la condition du nouveau citoyen (et de la nouvelle parentalité qui bouleverse l’état civil de la démocratie comme des tribunaux de toutes les religions). Dans cette nouvelle ère, le pouvoir judiciaire se voit conférer un pouvoir législatif dans ce qui est encore un no man’s land juridique. La Cour est sollicitée pour se prononcer sur des valeurs essentielles (la définition de la vie) et les juges s’en arrogent le droit du fait du vide constitutionnel en la matière. Ils élaborent ainsi les normes de notre temps auxquelles doivent se soumettre le parlement et le citoyen. C’est là un mandat que jamais le pouvoir judiciaire n’a reçu mais dont il s’est auto -institué, au nom de la démocratie et de l’égalité, sans l’assentiment de la communauté politique.

La Cour suprême israélienne : délimitations du problème

Nous avons interprété les symptômes qui se manifestent à travers le discours abusif des contestataires et nous nous proposons pour conclure d’en tracer les limites concrètes. Quelle réalité sur le terrain, même fantasmée, défendent-ils et à quelle réalité s’opposent ceux qui prônent la réforme constitutionnelle de la Cour ?

La crise contemporaine que nous avons analysée se résume à l’histoire d’un homme, Aharon Barak qui fut président de la Cour suprême (entre 1995 et 2006) et qui un jour s’autorisa, sans assentiment de qui que ce soit ni contrôle d’un pouvoir que personne ne lui avait concédé ni reconnu : celui de conférer à la Cour suprême le pouvoir d’invalider les décisions du Parlement, d’intervenir dans toutes les affaires publiques et politiques, d’établir les normes du droit.

Pour comprendre comment cela fut possible, il faut savoir qu’Israël n’a pas de constitution écrite mais quelques Lois fondamentales censées tenir lieu d’une constitution dont le projet était annoncé mais qui ne put se faire à cause de la guerre d’indépendance notamment. Il y eut bien un Déclaration d’indépendance, cependant.

La « Révolution constitutionnelle » comme Barak nomma lui-même son entreprise, visait en fait à produire à lui seul une « constitution » à partir de deux lois, censées englober tout le reste des lois existantes et à venir : la Loi sur la dignité et la liberté humaine, la Loi sur la liberté professionnelle. Ces deux lois furent considérées comme ayant une envergure constitutionnelle de sorte que toute nouvelle loi devait leur être conforme. C’est ce qui a fondé la possibilité pour la Cour de pouvoir décider de la légalité de tout acte législatif et administratif. Un deuxième principe approfondit cette nouvelle donne qui statue que « Tout est justiciable » et donc soumis au jugement de la Cour de telle sorte que les autres pouvoirs perdent leur pré carré.

Ces dispositifs ont conféré à la Cour suprême le droit de fixer les fondements de la loi qui en principe relève de la seule instance capable de fixer le droit et de voter les lois : la Knesset. La Cour a pu ainsi annuler des lois qu’elle avait votées. Cet état de faits explique pourquoi aujourd’hui certains peuvent se recommander de la démocratie tout en récusant la loi de la majorité. Cette opinion cadre parfaitement avec une Cour suprême qui enfreint la séparation des pouvoirs et notamment le pouvoir du parlement. On peut donc se prétendre « démocrate » tout en contestant la loi de la majorité qui fait la légitimité et la légalité du Parlement. On touche ici aux limites du pouvoir des juges. Il ne peut en effet s’exercer que dans les limites que fixe la loi du Parlement. Dès qu’il sort de ces limites, sa justification vacille. Aharon Barak déclare que c’est dans la « communauté » éclairée que se forgent les valeurs mais qui est-elle ? Son milieu sociopolitique, ethnique et idéologique à lui Aharon Barak ?  Lui-même a forgé le concept de « test Bouzaglo », un nom typiquement sépharade pour dire que la loi est la même pour tous, y compris pour les ashkénazes, supposés ici privilégiés, et pas seulement pour les sépharades… Ce problème est si réél qu’on a tenté de diversifier quelques sièges de la Cour suprême en fonction de la « diversité ». En 2022, sont nommés nommément un juge sepharade et un juge arabe (Il n’y a toujours pas de juge religieux) mais ils sont là comme  un décor,  du tableau de famille de l’élite dominante. . Il ne devrait plus y avoir de calculs d ce type-là !

Sur ce paysage qualifié presque rituellement de « juif et démocratique » (formule apparaissant dans les lois fondamentales de 1992 mais déjà implicite dans la Déclaration d’indépendance) il ne faut pas se méprendre sur la catégorie « juif ». Le juge Barak l’a définie. Les valeurs du judaisme sont les valeurs de l’Etat, selon lui : amour, humanité, sainteté de la vie, justice sociale, recherche du bien et du juste, de protection de la vie humaine, valeurs que le judaisme a « légué » à l’humanité entière. L’Etat juif, en somme, c’est l’Etat démocratique sans aucune autre mention…

La troisième salve

L’analyse que nous avons développée au fil des trois articles publiés [2]tente de comprendre les fondements de la situation. Elle tente d’expliquer le phénomène sociologique et politologique que constitue la crise actuelle et notamment la panique étonnante qui a gagné l’opinion drainée par les partis et personnalités de l’opposition vaincue aux dernières élections. Il y a cependant à l’œuvre aussi un niveau partisan propre à la politique politicienne. On a du mal à le saisir car l’acteur principal est la Cour suprême, dans sa dimension d’institution et sous la houlette de ses deux protagonistes les plus importants, la présidente de la cour et son mentor, l’initiateur de la « Révolution juridique », le juge Aharon Barak.

A l’heure actuelle, nous avons une vue d’ensemble bien plus claire. La dimension de manœuvre politique et idéologique est en effet devenue évidente. Nous avions déjà noté le fait que le déploiement dans le temps des manifestations et de leur accompagnement médiatique suivait un plan bien précis de montée en force et en gravité. Le coup monté se précise. Rien n’est spontané ni improvisé. On peut penser dans cette perspective que le discours irresponsable d’une partie des leaders de ce mouvement (fascisme, dictature, sang dans les rues…) est destiné à susciter la panique des masses pour mieux les embrigader. Effectivement, il ne s’agit pas pour l’opposition d’interpeler la coalition au pouvoir mais de la forcer à renoncer à sa réforme en provoquant un clash qui s’il se produisait conduirait à l’impasse ou au renoncement de la droite, une défaite qui compenserait, aux yeux de la gauche la perte du pouvoir au Parlement, suite aux dernières élections.

Jusqu’à ce jour, la Cour a tiré deux « salves ». La première a mis en scène la présidente et son mentor. La deuxième a éliminé le ministre Dhery. La troisième, annoncée pour dans un mois (le temps d’aggraver la dissension dans le pays, un risque grave que promeut la Cour suprême. Pourquoi pas tout de suite effectivement ?)  se propose d’éliminer Natanyahou. Cet acte découle de la saisine de la Cour par l ’Organisation pour la qualité du pouvoir, l’un des organisateurs des manifestations de masse, plainte émanant donc d’une force politique engagée sur le terrain, ce qui aurait dû déjà l’éliminer, une telle plainte étant irrecevable.

Natanyahou serait cette fois exclu du pouvoir, en tout cas de la gestion de la réforme juridique, en fonction d’un dispositif de loi dont l’usage n’est pas assuré juridiquement (mais qui aura l’avantage de faire durer la crise). Il s’agirait de l’opportunité de la déclaration de vacance du pouvoir. Elle se fonderait sur le fait que le premier ministre souffrirait non d’un état de santé défectueux (comme c’est l’enjeu de ce dispositif habituellement) mais du conflit d’intérêt découlant de ses démêlés judiciaires. La Cour bouclerait alors la boucle de son coup d’Etat distingué. A moins que l’opinion majoritaire, restée silencieuse tout au long de cette crise ne se manifeste à son tour dans la rue. L’appel à la négociation lancé par le président de l’Etat sera-t-il entendu ?

  1. Je termine ici l’analyse d’une crise qui secoue non pas un parti mais l’Etat d’Israël J’ai cherché l’explication de ce qui se passait et j’ai voulu la faire partager à l’opinion qui a du mal à comprendre quelque chose à ce qui se passe. Je remercie les lecteurs qui m’ont accompagné jusque là.
  2. ************

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Israël : Pourquoi la Cour suprême est prise pour cible par le gouvernement

Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po analyse les tensions qui opposent le gouvernement et la Cour suprême israélienne. Gabrielle De Verchère 01/02/2023 à 12:25

Manifestations à Tel-Aviv le 21 janvier 2023 contre le projet de réforme de la justice avancé par le nouveau gouvernement Nétanyahou.
Manifestations à Tel-Aviv le 21 janvier 2023 contre le projet de réforme de la justice avancé par le nouveau gouvernement Nétanyahou. © Gili Yaari/NurPhoto via AFP

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Près d’un mois après l’arrivée aux affaires du gouvernement de Benyamin Nétanyahou – le plus à droite de toute l’histoire du pays –, Israël est le théâtre d’une nouvelle flambée de violence. En toile de fond, un âpre conflit met aux prises le pouvoir exécutif et la Cour suprême. Celle-ci a d’ailleurs invalidé, le 18 janvier, l’un des ministres nommés par Nétanyahou.

Voilà des années que la droite israélienne accuse les juges de la Cour suprême d’avoir confisqué le pouvoir des députés démocratiquement élus par le peuple. Les mêmes reproches reviennent en boucle : une petite élite se serait érigée en un « gouvernement des juges ». Elle se serait arrogé le droit d’annuler des lois ordinaires votées par la Knesset. Tout-puissants, ces juges, fortement marqués à gauche, entraveraient l’action de l’exécutif. Leurs arrêts seraient purement idéologiques. Et leur nomination relèverait d’un système de cooptation opaque. La suite après cette publicité

Ce narratif prend très bien dans une partie de l’opinion. Il a récemment reçu le soutien de personnalités prestigieuses. Exemple parmi d’autres : Israel Aumann, prix Nobel d’Économie en 2005, vient de dénoncer « l’activisme de la Cour suprême » et ses décisions « tendancieuses, orientées nettement à gauche », affirmant que les juges « se nomment eux-mêmes et choisissent des magistrats qui pensent comme eux » et allant jusqu’à parler de « dictature du pouvoir judiciaire ».

De même, le magazine américain Newsweek critique la « juristocratie » israélienne qui se serait arrogé « un pouvoir sans précédent pour une Cour suprême dans une démocratie de type occidental », usurpant le pouvoir d’« annuler n’importe quel texte de loi à tout moment, pour quelque raison que ce soit ».

The ConversationCes accusations ont justifié les initiatives du nouveau ministre de la Justice, Yariv Levin, nommé fin décembre 2022, destinées à réduire significativement les prérogatives de la Cour suprême. Il projette, avec le soutien de Benyamin Nétanyahou, de faire adopter la « clause du contournement », qui permettrait aux parlementaires de revoter au bout de trois mois une loi ordinaire annulée par la Cour suprême, à une majorité non qualifiée de 61 députés sur les 120 que compte la Knesset. Auquel cas la loi annulée serait déclarée valide. Le ministre souhaite également peser sur les nominations des juges, pour « mettre fin à (leur) élection par leurs confrères ». Un programme que ne renierait pas Viktor Orban… La suite après cette publicité

Qui nomme les juges ?

Mais ces accusations sont-elles fondées ? Rien n’est moins sûr. Commençons par la nomination des juges. Il est faux de dire que les magistrats se « choisissent eux-mêmes ». Les 15 juges qui composent la Cour suprême sont choisis par une commission de neuf membres présidée par le ministre de la Justice : deux membres du gouvernement, trois juges de la Cour, dont son président, deux députés et deux représentants de l’Ordre des avocats.

Inamovibles, ils prennent leur retraite à l’âge de 70 ans. Le choix des juges dépend du rapport de forces qui se crée au sein de cette commission. Il arrive qu’il penche du côté des juges et à d’autres moments du côté du gouvernement.

En février 2017, la ministre de la Justice, Ayelet Shaked, a réussi, en exerçant des pressions sur les représentants du barreau, à faire nommer trois juges « conservateurs » parmi les quatre juges devant être nommés. Dans la même veine, le ministre Levin ne veut voir à la Cour que des juges favorables à la droite.

Une « révolution constitutionnelle » exagérée

Depuis la naissance de l’État, la Cour suprême a joué un rôle très important en matière de défense des droits et des libertés, désavouant à plusieurs reprises des lois qui ne respectaient pas les valeurs d’égalité et de justice. À partir de la décennie 1980, elle a connu une importante mutation. Le droit de saisine de la Cour s’est élargi. Elle a étendu le champ de son intervention, proclamant que « tout était justiciable ».

Les juges allèrent encore de l’avant, pour protéger des droits non expressément garantis, comme le principe d’égalité, qui n’est protégé par aucune loi fondamentale. Pour contourner cette anomalie, ils s’appuyèrent sur deux lois fondamentales votées en 1992, sur la « Liberté professionnelle » et sur la « Dignité et la liberté de l’homme », interprétant le droit à l’égalité comme relevant de la « dignité de l’homme ».

En 1995, l’arrêt United Mizrahi Bank ébranla les règles du jeu. La Cour suprême affirma dans un premier temps que les lois fondamentales de 1992 devaient être considérées comme des textes suprêmes garantis par le juge. Ce fait ne fut pas contesté à l’époque par les députés. Une fois la supériorité de ces lois fondamentales admise, les juges se sont reconnu le droit de contrôler la constitutionnalité des lois ordinaires votées par la Knesset au regard de ces lois fondamentales. Ils étaient intervenus dans ce sens une première fois en 1969 (arrêt Bergman), et à l’époque cette décision ne fut pas contestée.

S’agit-il d’« un pouvoir sans précédent pour une Cour suprême dans une démocratie de type occidental », comme l’affirme Newsweek ? Son éditorialiste ignore sans doute que la Cour israélienne s’était inspirée… des États-Unis. Dans l’arrêt Marbury vs. Madison du 24 février 1803, la Cour suprême américaine avait décidé, dans une affaire secondaire, qu’elle seule pouvait statuer sur la constitutionnalité des lois et rejeter celles qui ne sont pas conformes à la Constitution, bien qu’aucun texte constitutionnel ne lui confère cette prérogative. Pour le juge John Marshall, la Constitution étant la norme suprême, tout acte contraire à la Constitution devant être frappé de nullité. Le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois par la Cour procédait, selon lui, de l’esprit de la Constitution américaine. Cette interprétation fut adoptée par le pays, malgré les critiques émises par le président des États-Unis, Thomas Jefferson, qui dénonça le « despotisme d’une oligarchie ».

Un « gouvernement des juges » ?

La droite reproche régulièrement à la Cour d’« abuser » de ses pouvoirs et d’« empêcher le gouvernement de gouverner ». Mais, en réalité, dans de nombreux cas, la Cour suprême a fait preuve d’une grande frilosité. Depuis la « révolution constitutionnelle » de 1995, elle s’est montrée prudente, consciente qu’un excès de pouvoir se retournerait contre elle.

Elle a réduit le nombre d’annulations pures et simples de lois ordinaires, de manière à épargner, autant que possible, une rebuffade aux parlementaires. La plupart du temps, elle a entretenu le dialogue avec eux, cherchant en amont des formules de compromis. Souvent, lorsqu’elle prononce une invalidation, elle assortit sa décision d’un délai de grâce afin de permettre au gouvernement de rectifier sa loi pour qu’elle soit compatible avec les lois fondamentales. Le gouvernement a également la possibilité de demander à la Cour un nouvel examen par un aréopage de juges élargi.

À plusieurs reprises, la Cour a tranché en faveur de la droite au pouvoir, alors qu’on pouvait s’attendre à plus de fermeté de sa part. Ce fut le cas avec la loi des commissions d’admission, la loi sur la Naqba, la loi anti-boycott et la loi de suspension des députés – des lois très contestées en raison de leur caractère liberticide. Début mai 2020, elle s’est déclarée incompétente pour statuer sur la demande d’interdire à Benyamin Nétanyahou, sous le coup d’une triple inculpation, de former un gouvernement. En juillet 2021, elle a refusé d’invalider la loi fondamentale de l’État-nation du peuple juif, votée en juillet 2018, une loi humiliante pour les minorités, en particulier arabe et druze, et qui ne mentionne ni le mot « démocratie », ne celui d’« égalité ».

Faut-il rappeler également l’effacement de la Cour face à la colonisation des territoires conquis en juin 1967 ? Elle a évité de se prononcer sur la légalité des colonies, au motif que cette question ne relevait pas de sa compétence. Elle s’est abstenue, la plupart du temps, d’interférer sur les questions sécuritaires, ne voulant pas risquer l’accusation d’entraver la lutte contre le terrorisme. Sur toutes les questions relatives aux arrestations, déportations, détentions administratives, assignations à résidence de Palestiniens et couvre-feux, elle a refusé de gêner l’armée. Elle s’est abstenue, sauf une fois, d’intervenir sur la question des démolitions de maisons des familles de terroristes, une mesure qui constitue pourtant une punition collective, interdite par les conventions de Genève.

Sur la question de la torture pratiquée par le Service de sécurité intérieure israélien (Shabak), elle est intervenue avec une infinie précaution. En ce qui concerne les assassinats ciblés, elle n’a pas osé les interdire, elle a seulement encadré leur emploi. Elle a, en revanche, fait preuve de courage en interdisant (au grand dam de l’armée) le recours par les militaires israéliens à des « boucliers humains » lors d’arrestations de suspects palestiniens. Rien ne justifie donc les attaques frontales menées par la droite, si ce n’est la volonté de gouverner sans entrave.

« La démocratie, c’est nous »

Les pourfendeurs de la Cour suprême opposent souvent la représentativité des députés au mode de nomination élitaire des juges. Cet argument relève d’un populisme judiciaire. Les organes judiciaire et législatif ne sauraient être mis sur le même plan. Le rôle des juges n’est pas de représenter le peuple ; il est d’interpréter la loi et de défendre les droits fondamentaux des citoyens face aux éventuels abus des deux autres pouvoirs.

Les députés de droite sont attachés à une version étriquée de la démocratie, selon laquelle « la démocratie, c’est nous ». Mais la démocratie ne se limite pas à la procédure électorale. Elle se reconnaît aussi à ses contre-pouvoirs, à sa capacité de défendre les plus faibles et à faire respecter l’État de droit. Toutes les démocraties libérales se reconnaissent à ces critères.

En France, au Royaume-Uni et aux États-Unis il existe plusieurs autres contre-pouvoirs, soit sous la forme d’une deuxième chambre, soit du fait du rôle joué par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).Israël n’est lié par aucune convention internationale, et il n’existe pas d’autre institution susceptible de contrebalancer le pouvoir de la Knesset. Le seul vrai contre-pouvoir institutionnel est la Cour suprême. Limiter ses pouvoirs reviendrait à octroyer à la Knesset le pouvoir de légiférer sans frein sur tout et n’importe quoi. Dans la situation de forte polarisation qui est celle de la société israélienne aujourd’hui, la clause du contournement serait un instrument de domination sans partage de la majorité sur la minorité. Ça serait la fin des « checks and balances » et le début d’un autre Israël.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.