Jean-Pierre Filiu, né à Paris en 1961, est un universitaire français, historien et arabisant, spécialiste de l’Islam contemporain. Professeur des universités à Sciences Po Paris, il y enseigne au sein de l’École des affaires internationales, après avoir été professeur invité aux États-Unis à l’université Columbia et à l’université de Georgetown.
La violence extrême du monstre djihadiste tient largement aux convictions apocalyptiques de nombre de ses recrues. Ce monstre a réussi à imposer au monde entier l’appellation qu’il s’est choisie d’Etat islamique (EI), alors qu’il n’est pas un Etat, mais une machine de guerre, et que sa doctrine totalitaire menace avant tout les musulmans. A la différence d’Al Qaeda, la base de l’EI, à défaut de sa hiérarchie, est portée par des croyances millénaristes à l’impact dévastateur. On a désormais des dizaines de témoignages de « de volontaires » étrangers de l’EI qui révèlent leur angoisse, mais aussi leur exaltation à l’approche de la fin des temps. Le « pays de Cham », cette Grande Syrie des géographes, est en effet, tout comme l’Irak, la terre privilégiée de l’accomplissement de ce type de prophéties.
Apocalypse de la terreur
L’Ultime Bataille, celle qui verra dans un effroyable bain de sang la victoire des Fidèles, y sera menée. Une telle apocalypse est évoquée comme imminente sur les réseaux sociaux. C’est même un argument martelé pour inciter à rejoindre sans tarder les troupes du « calife » Baghdadi, car la participation à cette Bataille vaudra mille combats moins auréolés de gloire eschatologique. Cette redoutable collusion entre la technologie moderne et les superstitions les plus obscurantistes est encore mieux illustrée par le titre même du magazine de l’EI en langue anglaise. Cet organe de propagande s’appelle en effet Dabiq. Il a vite supplanté dans les rédactions occidentales la publication Inspire d’Al Qaeda pour la péninsule arabique (AQPA), la branche yéménite d’Al Qaeda.
Dabiq comme Inspire avant lui offrent en effet l’avantage de fournir sans filtre linguistique des éléments que l’on croit précieux pour la compréhension de la mouvance djihadiste. Tout en mettant en garde contre le danger de telles publications, les journalistes qui leur conscacrent des articles assurent ainsi le relais des thèses djihadistes. Le même phénomène d’écho s’est produit avec les vidéos de massacres diffusées par l’EI, et reprises dans le monde entier avec les avertissements d’usage.
Tradition prophétique
Mais revenons à Dabiq qui, à la différence de Inspire, est un titre un peu obscur. Dabiq est physiquement une localité du nord de la Syrie, enjeu de combats acharnés entre les révolutionnaires anti-Assad et les djihadistes de l’EI. Les partisans de Baghdadi, qui en avaient été expulsés au début de cette année, ont repris à la mi-août le contrôle de cette localité stratégique sur la route entre Alep et la Turquie, alors que l’attention du monde entier était concentrée sur le nord de l’Irak. Au-delà de cet enjeu militaire, Dabiq est mentionnée dans une tradition prophétique particulièrement populaire chez les djihadistes comme le théâtre de la bataille décisive entre les musulmans et les « Roum », littéralement les Romains, en fait les Byzantins (au temps de Mohammed). Les « Roum » sont aujourd’hui dans la propagande djihadiste les « Croisés » et les Occidentaux en général.
En attendant l’« Heure dernière »
Voici la traduction libre que je vous propose de ce « hadith » (tradition) de Dabiq, tirée de la compilation dite « authentique » (Sahih) d’Abou al-Hussein Muslim, un des traditionnistes les plus respectés au IXe siècle. Je précise que ce « hadith » a été cité fréquemment dans les discours djihadistes, y compris par Abou Moussab al-Zarqaoui, le mentor de Baghdadi, tué dans un bombardement américain en Irak en 2006.
« L’Heure dernière n’arrivera pas avant que les Byzantins n’attaquent Dabiq. Une armée musulmane regroupant des hommes parmi les meilleurs sur terre à cette époque sera dépêchée de Médine pour les contrecarrer. Une fois les deux armées face à face, les Byzantins s’écrieront : “Laissez-nous combattre nos semblables convertis à l’islam.”
Les Musulmans répondront : “Par Allah, nous n’abandonnerons jamais nos frères.”
Puis la bataille s’engagera. Un tiers s’avouera vaincu ; plus jamais Allah ne leur pardonnera. Un tiers mourra ; ils seront les meilleurs martyrs aux yeux d’Allah. Et un tiers vaincra ; ils ne seront plus jamais éprouvés et ils conquerront Constantinople. »
Les Byzantins sont donc les Infidèles au sens large et Constantinople la ville qui sera la cible de la terreur des Fidèles (je vous laisse choisir une cité européenne).
Les Byzantins modernes viendront traquer les volontaires djihadistes, que Baghdadi refusera de livrer, d’où l’affrontement. La Médine de 2014 est Mossoul où le « califat » de l’EI a été proclamé en juin dernier. Je crains d’être malheureusement obligé de revenir bientôt sur les dérives apocalyptiques du monstre djihadiste.
Par Jean-Pierre Filiu Universitaire